Il y a dans le silence des classes africaines, un écho subtil qui traverse les générations. C’est la voix du maître corrigeant un élève: « Non, on ne dit pas ça comme ça. » Et dans ce « comme ça », se cache tout un monde, celui où parler la langue du colon avec l’accent du colon est devenu un signe d’élévation. Depuis trop longtemps, l’Afrique porte ce complexe linguistique comme un vêtement mal cousu, hérité d’une histoire qui ne lui appartenait pas vraiment.
Lorsque les Européens ont imposé leurs langues, ils n’ont pas seulement apporté des mots. Ils ont imposé une hiérarchie: celle des sons et des voix. Le français, l’anglais, le portugais ont été hissés au sommet comme symboles de « civilisation », tandis que les langues africaines ont été reléguées au rang de dialectes « locaux », « informels », voire « arriérés ». Ainsi, parler « bien », c’est-à-dire sans accent, sans faute, avec cette musicalité étrangère, est devenu un symbole de respectabilité. Et petit à petit, l’Africain s’est mis à vouloir effacer son accent comme on efface une tache, sans voir que c’est là toute la couleur de son identité.
Mais qu’est-ce qu’un « bon français » ? Qu’est-ce qu’un « anglais parfait »? Ces notions n’existent que dans l’esprit de ceux qui ont accepté que la norme se trouve ailleurs. L’Africain qui se bat pour parler sans accent oublie souvent que l’accent n’est pas une faute, mais une empreinte. C’est la trace de sa terre, de sa culture, de sa bouche façonnée par des langues multiples, riches, vivantes. Pendant ce temps, l’Occidental qui massacre nos prénoms, qui écorche nos langues, n’en ressent aucune honte. Il n’a pas besoin de parler « comme nous », car le monde a déjà placé sa voix au centre.
Ce complexe n’est pas qu’une question de langue. C’est une blessure identitaire. Il révèle à quel point le colon a fait de la parole, un terrain de domination. Nos ancêtres ont été forcés de se taire, puis contraints de parler autrement. Et aujourd’hui encore, nous continuons parfois à chercher dans l’intonation de l’autre une validation de notre valeur. Nous nous jugeons à travers l’oreille de l’étranger, oubliant que la beauté d’une langue réside dans sa diversité de sons.
Il est temps de se réconcilier avec nos accents. De les porter avec la fierté de ceux qui savent d’où ils viennent. Un accent africain, c’est le chant du fleuve Mono, la respiration d’Abidjan, de Dakar, c’est la douceur du crépuscule du Bénin, du Burkina Faso, d’Accra ou de Lomé. C’est une mélodie et non une erreur. Et si le monde veut vraiment entendre l’Afrique, qu’il apprenne à écouter notre manière de dire le monde, pas seulement à corriger notre prononciation.
Les nouvelles générations le comprennent mieux: elles jonglent entre le français, l’anglais, le fon, le dioula, le mooré, le mina, le twi, le wolof, etc… Elles créent des ponts et non des murs. Elles rappellent que parler plusieurs langues, avec plusieurs accents, c’est une richesse et non une faute. Car la langue est un territoire et chaque accent en est une frontière poétique.
Alors non, nous ne devons plus vouloir parler « comme les Occidentaux ». Nous devons vouloir parler comme nous-mêmes, avec nos nuances, nos respirations, nos rythmes. Car dans chaque accent africain résonne une promesse: celle d’un continent qui refuse enfin de se taire et qui choisit de parler dans sa propre lumière.
Eric Georges Anani Lawson


